5/19/2010
NOISE AND CAPITALISM
Edité en septembre dernier par l’artiste basque Mattin et Anthony Iles, qui écrit dans le génial Mute Magazine, « Noise and Capitalism » explore la relation entre musique improvisée et capitalisme.
Commençons par le mode de distribution de ce livre, chacun peut le télécharger gratuitement sur internet. Mais contrairement à d’habitude, la proposition ne s’arrête pas au stade du téléchargement, qui reste quand même une pratique individualiste, dématièralisante et ordinateurodépendante. C’est avant tout le troc qui est encouragé. Ainsi chaque personne ayant une activité créative peut envoyer ses propres travaux et recevra le livre en échange, les labels ou librairies peuvent eux avoir plusieurs numéros de « Noise and Capitalism » en échange d’autres livres. On peut également écrire une critique du livre pour le recevoir. Ce dernier n’existe pour l’instant qu’en anglais, mais des traductions en espagnol, français, grec, italien et russe sont promises. La logique anti-copyright des auteurs va plus loin. Si l’accès au livre est non seulement gratuit, c’est sa transmission et son utilisation qui sont même recommandées.
Ce sont en tout douze auteurs qui participent à cet ouvrage, parmi lesquels de nombreux musiciens. Ce n’est pas la musique en générale qui est ici envisagée mais uniquement son versant improvisé et « noise » (littéralement bruit, ce terme désigne une musique à base d’instruments non conventionnels ou d’usages non conventionnels d’instruments). Les principaux groupes ou musiciens de ce courant sont Derek Bailey, le collectif AMM, ou encore Ligthning Bolt pour la variante Noise Rock. Le lecteur ou la lectrice à la recherche d’une étude généraliste sera donc déçue. Mais on ne peut que se réjouir de trouver une réflexion aussi approfondie sur une musique marquée par sa radicalité esthétique, qui a tendance à soit paraître déconnectée de tout aspect social, soit préjugée comme étant d’office subversive.
Où l’on apprend que Stockhausen sert le capitalisme
Si des aspects généraux sont repris plusieurs fois au cours du livre, c’est avant tout la diversité des angles de réflexion qui fait la richesse de cet ouvrage. Ainsi si certains auteurs étudient des groupes précis, d’autres se lancent dans de véritables ontologies du genre ou dans des réflexions très pointilleuses. Ainsi Edwin Prévost nous démontre comment Stockhausen sert le capitalisme en faisant l’éloge de l’ordre, du scientisme, de l’absence de spontanéité et de l’individualisme. Mais alors qu’est-ce que la musique improvisée et en quoi est-elle anticapitaliste ? Mattin l’a définit comme une expérience de moments fragiles ou plutôt de la fragilité du moment. Cette musique plonge les musiciens et leurs audiences dans une situation où règne l’inattendu et l’insécurité, une situation où l’on prend des risques pour tenter d’explorer le possible. Il y a dans cette musique un refus du statut de créateur. Les musiciens travaillent collectivement, chacun à l’écoute des autres. Il n’y a pas de hiérarchie. La division habituelle entre direction et exécution, dans les champ musical et social, est ici mise à mal. Il n’y a pas de chef d’orchestre ou de compositeur en chef. Chacun est au même niveau dans une relation de dialogue. L’improvisation, en tant qu’expression personnelle au sein d’une collectivité sociale a l’ambition de développer une pratique différente, refusant que la musique soit standardisée sous la forme d’une simple marchandise.
La musique à l’épreuve du marché et de l’aliénation
Les différents auteurs sont également conscients que ce qui est crucial, c’est la façon dont est médiatisée la musique, c’est-à-dire son lien avec le marché et la proprieté individuelle. Ainsi ils insistent sur la nécessité de contrôler les modes de diffusion de la musique. Ici les avis divergent, si certains sont pour des échanges libres d’enregistrement dépourvus de droits d’auteur, d’autres militent pour une absence totale d’enregistrement, la dimension situationnel et provisoire de la musique improvisée ne pouvant en aucun cas être fixée. La musique existerait alors hors du marché, à travers les seuls musiciens et fans.
Certains auteurs développent une analyse particulièrement intéressante sur la capacité qu’aurait la musique improvisée ou bruitiste de contrer l’aliénation. Pour eux, le monde capitaliste nous aliène en contrôlant nos perceptions et nos instincts qu’il fait passer pour naturels alors qu’ils sont construits socialement. La musique noise, en allant à l’encontre de la musique habituelle qui apporte apaisement et unité, peut perturber nos perceptions, les dés-automatiser. Elle nous fait vivre l’expérience de la destruction de l’unité à travers des sons et des rythmes inhabituels et violents. La musique improvisée doit nous permettre de nous réapproprier nos sens aliénés.
Si les différents textes ne sont pas dénués d’intérêt, on peut tout de même regretter que cette réflexion s’arrête à une niche si réduite. Si les positions vis-à-vis du capitalisme sont fort pertinentes, on a quand même souvent l’impression de se trouver face à un bréviaire de bon comportement politique pour musiciens radicaux. En effet, si cette musique a bien des propriétés anticapitalistes, en quoi la pratiquer ou l’écouter fait-elle avance la lutte des classes ? Le problème tient au contexte, dont dépend la potentialité révolutionnaire de la culture. Comme l’affirmait Trotski, l’art ne peut être révolutionnaire que s’il est fait durant une période révolutionnaire. Nous serions donc plutôt en présence d’une musique d’avant-garde, ayant peu d’impact social réel mais essayant au moins, et c’est bien là son mérite, d’être cohérente politiquement et de s’inscrire modestement dans la lutte sociale globale.
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