Il y a 40 ans sortaient le single « Die Matrosen », du groupe punk féminin Zürichois Liliput. Aujourd’hui, ressort une compilation de live du groupe, ainsi qu’un DVD regroupant images de concerts et autre clips. Retour sur un des rares groupes suisses à la renommée internationale et pourtant méconnu.
Zürich 1980, Stephan Eicher est apôtre de la Cold Rave et « Lunapark » et « Eisbär » sont les tubes du moment. C’est aussi une année marquée par de très nombreux combats entre la police et la jeunesse zürichoises. Lors d’une manifestation contre la rénovation de l’opéra bourgeois, la violence monte, des barricades sont érigées et un policier meurt d’une crise cardiaque. De nombreuses nuits de violence se succèderont tout au long de l’année, les jeunes se révoltent aussi bien pour réclamer plus de logements que pour protester contre la fermeture du centre autonome de la Limmatstrasse. C’est aussi l’année de l’ouverture de la Rote Fabrik. Culturellement comme socialement, la Suisse, à la grande déception de milieux consevateurs, est perméable au mouvement qui secoue l’Europe. C’est ainsi le punk qui est en vogue, les groupes se multipliant aussi bien à Zürich qu’à Lausanne, Genève ou Bâle. Parmi cette armada, un groupe va connaître un succès international : Kleenex, formé dès 1978 et qui signera sur le sacro-saint label indé londonien: Rough Trade. Si d’autres groupes de la scène punk suisse seront également signés sur des labels importants, seul Kleenex obtiendra une renommée encore d’actualité, son catalogue étant distribué désormais par Kill Rock Stars, label connu pour ses groupes féminins radicaux comme les Raincoats et surtout Bikini Kill, groupe phare du mouvement féministe Riot Grrrl.
Girls do that
Kleenex est formé de Marlene Marder, Klaudia Schiff, Lislot Ha et Regula Sing, formation qui variera légèrement mais qui restera, à l’instar des Raincoats et des Slits, exclusivement féminine entre 78 et 81. Prenant ironiquemet pour nom la marque de mouchoir, le groupe changera de nom pour Liliput, face aux menaces de procès de l’entreprise. Si l’absence d’homme dans le groupe ne résulte pas au début d’un choix délibéré mais plutôt du hasard des connaissances, elle finit par représenter une revendication, les filles de Kleenex s’appropriant un des slogans du mouvement punk : d-i-y, do it yourself, qui vise à désacraliser la création artistique et la pratique musicale. Pas besoin d’être bon musicien pour monter un groupe punk, n’importe qui peut le faire. Mais dans le monde extrêmement machiste et phallique du rock’n roll depuis Elvis et dans le mouvement punk y compris, c’est un pas supplémentaire que d’affirmer que n’importe quelle fille peut monter un groupe, jouer de la guitare ou de la batterie. Par le simple fait d’avoir franchi ce pas, les groupes punk entièrement féminins ont accompli un acte révolutionnaire dans l’histoire du rock.
Dès leur premier single, Kleenex va marquer la scène de son empreinte avec une des meilleures chansons punk : « Ain’t you ». Sans prévenir, son riff ultra efficace vient scotcher l’auditeur dès la première seconde. Rajouter à ça des backing vocals simplissime et une voix entre hargne et enrouement et vous obtenez une chanson à l’énergie folle, qui même plus de 30 ans après n’a rien perdu de sa fougue. L’autre face du single, « Heidi’s Head » ne fait pas baisser la pression d’un pouce. Deux ans plus tard, c’est au tour de « Matrosen » de sortir en single et de faire sentir la progression du groupe. Si l’énergie punk est toujours là, une basse et un saxophone viennent rajouter une dimension épique au son des désormais Liliput. Des sifflements ont remplacé les backing vocals et c’est toute la chanson qui étonne tant par sa simplicité que par sa puissance évocative. Comme son nom l’indique, cette chanson parle de matelots, métaphore du punk comme l’homme vivant en dehors de la société, sans attache, fuyant la réalité dominante pour l’aventure.
Zürich Riot
Mais parler de marins voguant en dehors de la société, alors que la jeunesse s’oppose violemment au gouvernement bourgeois, n’est-ce pas s’exclure du combat politique ? De nombreux punks de la scène zurichoise voient dans l’année 1980 un tournant marquant la fin du mouvement du fait de sa politisation, car ils le concevaient uniquement comme un mode de vie individuelle ou communautaire. Ce n’est pas le cas de Kleenex/Liliput, ou du moins d’une de ses principales membres, Marlene Mader. Dans un interview au webzine Perfect Sound Forever en mai 1998, elle voit dans les révoltes de la jeunesse le début d’un vrai public pour le groupe et affirme que le groupe s’y sentait impliqué et voulait en faire partie. Elle considère également que cet engagement avait un impact direct sur les chansons du groupe. Si les paroles n’étaient pas des reprises de slogan, elles avaient pour but de décrire la situation dans laquelle vivait la jeunesse. Ainsi « Eisiger Wind » adopte une forme beaucoup plus dissonante et dure pour chanter le vent glacial qui rythme le quotidien des jeunes privé de logement et de lieu pour se réunir.
De cette révolte de la jeunesse, il reste un héritage. La Rote Fabrik existe toujours et réunit projets artistiques alternatifs, concerts déments tout en restant un lieu de rassemblement et de discussion pour les associations. Pour preuve, dans les prochaines dates de son agenda, on trouve le congrès de La Gauche en mars prochain et le concert de M.I.Ale 29 novembre.